bavardage

Category: Heidegger - Etre et temps etc.
Submitter: Murilo Cardoso de Castro

bavardage

Gerede [SZ]

Sous B (l’être quotidien [alltäglich] du Là et l’échéance du Dasein), seront analysés, conformément au phénomène constitutif du parler, de la vue incluse dans le comprendre et de l’explicitation [134] (interprétation) qui lui appartient, les modes existentiaux de l’être quotidien [alltäglich] du Là que voici : le bavardage [Gerede] (§35 [EtreTemps35]), la curiosité (§36 [EtreTemps36]), l’équivoque (§37 [EtreTemps37]). Dans ces phénomènes se dégagera un mode fondamental de l’être du Là, que nous interprétons comme échéance, la « chute » en question manifestant une guise existentialement spécifique de mobilité (§38 [EtreTemps38]). EtreTemps28

Ce n’est pas sur un autre fondement existential que repose une deuxième possibilité essentielle du parler, le faire-silence Celui qui fait-silence dans l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] peut « donner » plus véritablement à « comprendre », autrement dit mieux configurer la compréhension que celui qui ne se défait jamais de la parole. Une abondance de paroles sur quelque chose ne donne jamais la moindre garantie que la compréhension s’en trouvera accrue. Au contraire : la discussion intarissable recouvre le compris et le porte à la clarté apparente, c’est-à-dire à l’in-compréhensibilité du trivial. En revanche, faire-silence ne veut pas dire être muet. Le muet a au contraire tendance à « parler ». Non seulement un muet n’a pas encore prouvé qu’il peut faire-silence, mais il lui manque même toute possibilité de le [165] prouver. De même, celui qui est naturellement accoutumé à parler peu ne montre pas davantage que le muet qu’il fait-silence et peut faire-silence. Qui ne dit jamais rien n’est pas non plus capable, dans un instant donné, de faire-silence. C’est seulement dans le parler véritable qu’un faire-silence authentique devient possible. Pour pouvoir faire-silence, le Dasein doit avoir quelque chose à dire, c’est-à-dire disposer d’une résolution authentique et riche de lui-même. C’est alors que le silence manifeste, et brise le « bavardage [Gerede] ». Le silence en tant que mode du parler articule si originairement la compréhensivité du Dasein que c’est de lui que provient le véritable pouvoir-entendre et l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] translucide. EtreTemps34

§35 [EtreTemps35]-. Le bavardage [Gerede]. EtreTemps35

L’expression « bavardage [Gerede] » ne doit pas être prise ici dans un sens dépréciatif. Elle signifie terminologiquement un phénomène positif qui constitue le mode d’être du comprendre et de l’expliciter du Dasein quotidien [alltäglich]. Le parler, la plupart du temps, s’ex-prime et s’est toujours déjà ex-primé. Il est parole. Mais dans l’ex-primé sont alors à chaque fois déjà inclus la compréhension et l’explication. La langue comme être-ex-primé abrite en soi un être-explicité du Dasein. Cet être-explicité est tout aussi peu que la parole sans plus sous-la-main, au contraire son être est lui-même à la mesure du Dasein [Daseinsmässig]. Le Dasein, de prime abord et dans certaines limites, lui est constamment remis - il règle et distribue les possibilités du comprendre moyen et de l’affection qui lui appartient. L’être-ex-primé, dans la totalité de ses [168] complexes articulés de signification, préserve un comprendre du monde ouvert et, cooriginairement, de l’être-Là-avec [Mitdasein] d’autrui et de l’être-à à chaque fois propre. La compréhension déjà déposée ainsi dans l’être-ex-primé concerne aussi bien l’être-découvert de l’étant à chaque fois atteint et transmis que, aussi, la compréhension à chaque fois prise de l’être et les possibilités et horizons disponibles d’une explicitation et d’une articulation conceptuelle renouvelées. Cependant, au-delà de cette simple référence au fait de l’être-explicité du Dasein, il convient de s’enquérir du mode d’être existential du parler ex-primé et s’ex-primant. S’il ne peut être conçu comme sous-la-main, quel est son être, et que nous dit fondamentalement cet être sur le mode d’être quotidien [alltäglich] du Dasein ? EtreTemps35

Dans cette re-dite et cette relation où le défaut de solidité [du parler] se radicalise en une complète absence de sol, se constitue le bavardage [Gerede]. D’ailleurs, il ne demeure pas restreint à la [169] re-dite orale, mais il se diffuse dans l’écrit en tant que « littérature ». La re-dite, ici, ne se fonde pas tant dans un ouï-dire qu’elle ne se repaît de ce qu’elle lit, c’est-à-dire récolte. La compréhension moyenne du lecteur ne pourra jamais décider ce qui est puisé et conquis à la source et ce qui est re-dit. Plus encore, la compréhension moyenne ne voudra même pas, n’aura même pas besoin d’une telle décision, puisqu’elle comprend tout. EtreTemps35

L’absence de sol du bavardage [Gerede] ne lui barre pas l’accès à la publicité, mais au contraire la favorise. Le bavardage [Gerede] est la possibilité de tout comprendre sans appropriation préalable de la chose. D’emblée, il préserve du danger d’échouer dans une telle appropriation. Le bavardage [Gerede], que tout un chacun peut saisir au vol, ne délie pas seulement de la tâche d’un comprendre véritable, mais encore il configure une compréhensivité indifférente à laquelle plus rien n’est fermé. EtreTemps35

Le parler, qui appartient à la constitution d’être essentielle du Dasein et co-constitue son ouverture, a la possibilité de devenir bavardage [Gerede], et, comme tel, de ne point tant tenir l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] ouvert en une compréhension articulée que de le refermer, et de recouvrir l’étant intramondain. Pour cela, il n’est pas besoin d’une intention de tromper. Le bavardage [Gerede], en son mode d’être, n’est nullement volonté consciente de faire passer quelque chose pour quelque chose. L’être-dit et l’être-rapporté dépourvus de fondement suffisent pour que l’ouvrir se pervertisse en un refermer. Car le dit est toujours de prime abord compris comme « disant », c’est-à-dire comme découvrant. Ainsi, en vertu de son omission propre de tout retour vers le sol de ce dont il est parlé, le bavardage [Gerede] est nativement une fermeture. EtreTemps35

Fermeture encore aggravée par le fait que le bavardage [Gerede], où soi-disant est atteinte la compréhension de ce dont il est parlé, retient, et même réprime et retarde de façon spécifique, sur la base de ce « soi-disant », tout questionnement et tout débat nouveaux. EtreTemps35

Dans le Dasein, cet être-explicité du bavardage [Gerede] s’est à chaque fois déjà fixé. Il y a beaucoup de choses que nous apprenons d’abord de cette manière, et il y en a tout autant qui ne dépassent jamais une telle compréhension médiocre. À cet être-explicité où le Dasein est de prime abord engagé, jamais il ne peut se soustraire. C’est en lui, à partir de lui, contre lui que s’accomplit tout comprendre, tout expliciter, tout communiquer, toute redécouverte, toute réappropriation véritables. Jamais un Dasein n’est placé en soi, indemne de tout contact et de toute séduction de cet être-explicité, devant la terre vierge d’un « monde » pour regarder simplement ce qui y fait encontre. La souveraineté de l’être-explicité public a même déjà [170] décidé des possibilités de l’être-intoné, c’est-à-dire du mode fondamental en lequel le Dasein se laisse aborder par le monde. Le On prédessine l’affection, il détermine ce que l’on « voit », et comment. EtreTemps35

Le bavardage [Gerede], qui referme selon la guise qu’on a caractérisée, est le mode d’être de la compréhension déracinée du Dasein. Pourtant, il ne survient point comme un état sous-la-main d’un étant sous-la-main, mais il est lui-même existentialement déraciné selon la guise d’un déracinement constant. Ontologiquement : le Dasein qui se tient dans le bavardage [Gerede] est coupé, en tant qu’être-au-monde [In-der-Welt-sein], des rapports d’être primaires et originaires au monde, à l’être-Là-avec [Mitdasein], à l’être-à lui-même. Il se tient dans un suspens, et, en cette guise, il est pourtant toujours auprès du « monde », avec les autres et pour lui-même. Seul un étant dont l’ouverture est constituée par le bavardage [Gerede] affecté et compréhensif, autrement dit qui est en cette constitution ontologique son Là, le « au-monde », a la possibilité d’être d’un tel déracinement, lequel constitue moins un non-être du Dasein que sa « réalité » la plus quotidienne [alltäglich] et la plus tenace. EtreTemps35

Le bavardage [Gerede] gouverne également les voies de la curiosité : il dit ce que l’on doit avoir lu et vu. L’être-partout-et-nulle-part de la curiosité est remis au bavardage [Gerede]. Ces deux modes d’être quotidien [alltäglich]s du parler et de la vue ne sont pas simplement, dans leur tendance au déracinement, sous-la-main l’un à côté de l’autre, mais une guise d’être entraîne l’autre. La curiosité, à qui rien ne demeure fermé, le bavardage [Gerede], dont rien ne demeure incompris, se donnent - autrement dit donnent au Dasein qui est sur ce mode - la garantie d’une « vie » prétendue vraiment « vivante ». Mais à travers ce semblant se manifeste un troisième phénomène caractéristique de l’ouverture du Dasein quotidien [alltäglich]. EtreTemps36

À supposer en effet que ce que l’on pressentait et flairait advienne un jour effectivement, alors l’équivoque s’est justement déjà préoccupée qu’instantanément l’intérêt pour la chose réalisée s’évanouisse. Car cet intérêt ne subsiste que selon la guise de la [174] curiosité et du bavardage [Gerede], aussi longtemps qu’existe la possibilité d’un simple pressentiment commun qui n’engage à rien. Ceux-là même qui sont « de la partie » si et aussi longtemps que l’on est sur la trace de la chose, refusent de suivre dès que s’annonce l’accomplissement de ce que l’on pressentait. Car avec cet accomplissement, le Dasein est à chaque fois forcé de faire retour vers lui-même. Le bavardage [Gerede] et la curiosité perdent alors leur puissance - ce dont ils ont tôt fait de se venger. Devant l’accomplissement de ce qu’on pressentait en commun, le bavardage [Gerede] s’empresse d’intervenir, disant : « on en aurait bien fait autant » - puisque aussi bien on le pressentait avec les autres. Finalement, le bavardage [Gerede] est même fâché pour peu qu’arrive effectivement ce qu’il pressentait et ne cessait de réclamer : car c’est alors l’occasion de pressentir davantage qui lui est arrachée. EtreTemps37

Comme cependant le temps du Dasein engagé est, dans le silence de l’exécution et de l’échec vrai, un temps tout autre, et, du point de vue public, essentiellement plus lent que celui du bavardage [Gerede], qui « vit plus vite », ce bavardage [Gerede] a depuis longtemps émigré vers une autre affaire, à chaque fois la plus nouvelle. L’affaire auparavant pressentie, puis enfin accomplie, est arrivée trop tard par rapport au tout nouveau. Bavardage et curiosité, dans leur équivoque, se préoccupent que toute création véritable et nouvellement aboutie, dès son apparition, soit déjà vieillie aux yeux du public. Elle ne peut se libérer en sa possibilité positive qu’à condition que le bavardage [Gerede] qui la recouvre soit devenu inefficace, et que se soit éteint l’intérêt « commun ». EtreTemps37

L’équivoque de l’être-explicité public fait passer le bavardage [Gerede] anticipé et le pressentiment curieux pour l’événement proprement dit, et elle marque l’accomplissement, l’action elle-même de l’estampille de l’après-coup, de l’anodin. Par suite, le comprendre du Dasein dans le On [das Man] ne cesse de se méprendre en ses projets quant à ses possibilités d’être véritables. Le Dasein est toujours équivoquement « là », c’est-à-dire dans cette ouverture publique de l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] où le bavardage [Gerede] le plus bruyant et la curiosité la plus astucieuse mènent l’« affaire » - là où quotidienne [alltäglich]ment tout est sans qu’au fond rien n’arrive. EtreTemps37

Cette équivoque nourrit toujours la curiosité des aliments qu’elle cherche, et elle donne au bavardage [Gerede] l’illusion que c’est en lui que tout se décide. EtreTemps37

Mais ce mode d’être de l’ouverture de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] ne régit pas moins l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] comme tel. L’autre est de prime abord « là » à partir de ce que l’on a entendu de lui, de ce qu’on dit et sait à son sujet. C’est devant l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] originaire que le [175] bavardage [Gerede] fait d’abord écran. Chacun observe d’abord l’autre pour savoir comment il se comportera, ce qu’il dira sur ceci ou cela. L’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] dans le On [das Man] n’est absolument pas une juxtaposition fermée, indifférente, mais une observation mutuelle tendue, équivoque, un secret espionnage réciproque. Sous le masque de l’être-l’un-envers-l’autre joue un être-l’un-contre-l’autre. EtreTemps37

La mise en évidence des phénomènes du bavardage [Gerede], de la curiosité et de l’équivoque a en même temps manifesté entre eux une cohésion ontologique. Quel est le mode d’être de cette cohésion ? C’est ce qu’il convient maintenant de saisir de manière ontologico-existentiale. Le mode fondamental de l’être de la quotidienneté [Alltäglichkeit], voilà ce que nous devons essayer de comprendre dans l’horizon des structures d’être du Dasein conquises jusqu’ici. EtreTemps37

Ce titre, qui n’exprime aucune valorisation négative, doit signifier ceci : de prime abord et le plus souvent, le Dasein est auprès du « monde » dont il se préoccupe. Cette identification a le plus souvent le caractère de la perte dans la publicité du On. De prime abord, le Dasein est toujours déjà retombé de lui-même comme pouvoir-être-Soi-même authentique, et il est échu sur le « monde ». L’être-échu sur le « monde » désigne l’identification à l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] pour autant que celui-ci est conduit par le bavardage [Gerede], la curiosité et l’équivoque. Ce que nous appelions l’inauthenticité du Dasein (NA: §9 [EtreTemps9]) reçoit [176] maintenant de l’interprétation de l’échéance une détermination plus aiguë. Cependant inauthenticité et non-authenticité ne signifient nullement que le Dasein, en un tel mode d’être, perdrait en général son être. L’inauthenticité désigne si peu quelque chose comme un ne-plus-être-au-monde [In-der-Welt-sein] qu’elle constitue précisément un être-au-monde [In-der-Welt-sein] privilégié qui est complètement pris par le « monde » et par l’être-Là-avec [Mitdasein] d’autrui dans le On [das Man]. Le ne-pas-être-lui-même fonctionne comme possibilité positive de l’étant qui s’identifie essentiellement au monde par sa préoccupation [Besorgen]. Ce non-être doit nécessairement être conçu comme le plus prochain mode d’être du Dasein, celui où il se tient le plus souvent. EtreTemps38

Le bavardage [Gerede] ouvre au Dasein l’être compréhensif pour son monde, pour autrui et pour [177] lui-même, mais de telle façon toutefois que cet être pour... a la modalité d’un flottement dépourvu de sol. La curiosité ouvre tout et n’importe quoi, mais de telle façon que l’être-à est partout et nulle part. L’équivoque ne cache rien à la compréhension du Dasein, mais c’est seulement pour maintenir l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] dans-le-partout-et-nulle-part déraciné. EtreTemps38

Le bavardage [Gerede] et l’être-explicité public inclus en lui se constitue dans l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein]. Il n’est jamais sous-la-main en tant que produit coupé de lui et subsistant pour soi à l’intérieur du monde. Tout aussi peu se laisse-t-il volatiliser en un « universel » qui, sous prétexte qu’il n’appartient essentiellement à personne, n’est « à proprement parler » rien du tout et ne survient « réellement » que dans la parole du Dasein singulier. Le bavardage [Gerede] est le mode d’être de l’être-l’un-avec-l’autre [Miteinandersein] lui-même et il ne naît pas seulement de certaines circonstances qui agiraient « de l’extérieur » sur le Dasein. Mais si le Dasein se pré-donne à lui-même dans le bavardage [Gerede] et l’être-explicité public la possibilité de se perdre dans le On [das Man] et de succomber à l’absence de sol, cela veut dire que le Dasein se prépare pour lui-même la constante tentation de l’échéance. L’être-au-monde [In-der-Welt-sein] est en lui-même tentateur. EtreTemps38

La question directrice de ce chapitre portait sur l’être du Là. Son thème a été la constitution ontologique de l’ouverture qui appartient essentiellement au Dasein. L’être de cette ouverture se constitue dans l’affection, le comprendre et le parler. Le mode quotidien [alltäglich] d’être de l’ouverture est caractérisé par le bavardage [Gerede], la curiosité et l’équivoque. Celles-ci manifestent elles-mêmes la mobilité de l’échéance, à travers les caractères essentiels de la tentation, du rassurement, de l’extranéation et de la captation. EtreTemps38

Que l’angoisse comme affection fondamentale ouvre effectivement selon cette guise, la preuve la plus immédiate nous en est à nouveau apportée par l’explicitation quotidienne [alltäglich] du Dasein et le bavardage [Gerede]. L’affection, avons-nous dit en effet plus haut, manifeste « où l’on en est ». Dans l’angoisse, « c’est inquiétant », « c’est étrange ». Ici s’exprime d’abord l’indétermination spécifique de ce auprès de quoi le Dasein se trouve dans l’angoisse : le rien et nulle part. Mais ce caractère inquiétant, cette étrang(èr)eté signifie en même temps le ne-pas-être-chez-soi. En livrant la première indication phénoménale de la constitution fondamentale du Dasein et en clarifiant le sens existential de l’être-à par opposition à la signification catégoriale de l’« intériorité », nous avons déterminé le Dasein comme habiter auprès..., être familier avec... [NA: Cf. supra, §12 [EtreTemps12], p. [53] sq.] Ensuite, ce caractère de l’être-à fut manifesté plus concrètement par la publicité concrète du On, qui apporte le calme de l’auto-sécurité, l’« évidence » du « chez soi » dans la quotidienneté [Alltäglichkeit] médiocre du Dasein [NA: Cf. supra, §27 [EtreTemps27], p. [126] sq.]. L’angoisse, au contraire, ramène le [189] Dasein de son identification échéante au « monde ». La familiarité quotidienne [alltäglich] se brise. Le Dasein est isolé, mais comme être-au-monde [In-der-Welt-sein]. L’être-à revêt la « modalité » existentiale du hors-de-chez-soi. Ce n’est pas autre chose que veut dire l’expression d’« étrang(èr)eté ». EtreTemps40

4. À la constitution d’être du Dasein appartient l’échéance. De prime abord et le plus souvent, le Dasein est perdu dans son « monde ». Le comprendre, en tant que projet vers les [222] possibilités d’être, s’est déporté dans cette direction. L’identification au On signifie la souveraineté de l’être-explicité public. Le découvert, l’ouvert est soumis à la dissimulation et à la fermeture du bavardage [Gerede], de la curiosité et de l’équivoque. L’être pour l’étant n’est pas éteint, mais il est déraciné. L’étant n’est pas complètement retiré - il est précisément découvert, mais en même temps dissimulé ; il se montre - mais sur le mode de l’apparence. De même, ce qui avait été auparavant découvert sombre à nouveau dans la dissimulation et le retrait. Le Dasein, parce qu’il est essentiellement échéant, est, selon sa constitution d’être, dans la « non-vérité ». Ce dernier titre, tout comme l’expression d’« échéance », est ici utilisé ontologiquement. Toute « valorisation » ontiquement négative doit être tenue à l’écart de son usage analytico-existential. C’est à la facticité du Dasein qu’appartiennent la fermeture et le recouvrement. Le sens ontologico-existential plein de la proposition : « Le Dasein est dans la vérité » dit en même temps, et cooriginairement : « Le Dasein est dans la non-vérité. » Mais c’est seulement dans la mesure où le Dasein est ouvert qu’il est également fermé ; et ce n’est que pour autant qu’avec le Dasein est déjà à chaque fois découvert de l’étant intramondain que ce type d’étant est recouvert (retiré) et dissimulé dans sa possibilité d’encontre intramondaine. EtreTemps44

Le dégagement de l’être quotidien [alltäglich] moyen pour la mort s’orientera sur les structures, plus haut conquises, de la quotidienneté [Alltäglichkeit]. Dans l’être pour la mort, le Dasein se rapporte à lui-même comme à un pouvoir-être insigne. Mais le Soi-même de la quotidienneté [Alltäglichkeit] est le On [das Man] [NA: Cf. supra, §27 [EtreTemps27], p. [126] sq.], lequel se constitue dans l’être-explicité public qui s’ex-prime dans le bavardage [Gerede]. Celui-ci, par suite, doit manifester en quelle guise le Dasein quotidien [alltäglich] s’explicite son être pour la mort. Le fondement de l’explicitation est toujours formé par un comprendre, lequel est toujours aussi affecté, c’est-à-dire intoné. Il convient donc de demander : comment le comprendre affecté qui se trouve dans le bavardage [Gerede] du On a-t-il ouvert l’être pour la mort ? Comment le On [das Man] se rapporte-t-il compréhensivement à la possibilité la plus propre, absolue et indépassable du Dasein ? Quelle affection ouvre-t-elle au On la remise à la mort, et en quelle guise ? EtreTemps51

L’analyse du « on meurt » dévoile sans équivoque le mode d’être de l’être quotidien [alltäglich] pour la mort. Celle-ci, en un tel parler, est comprise comme un quelque chose indéterminé, qui doit tout d’abord survenir depuis on ne sait où, mais qui, pour nous-mêmes, n’est pas encore sous-la-main, donc n’est pas menaçant. Le « on meurt » propage l’opinion que la mort frapperait pour ainsi dire le On [das Man]. L’explicitation publique du Dasein dit : « on meurt », parce que tout autre, et d’abord le On [das Man]-même, peut alors se dire : à chaque fois, ce n’est justement pas moi - car ce On est le Personne. Le « mourir » est nivelé en un événement survenant qui certes atteint le Dasein, mais n’appartient pourtant proprement à personne. Si jamais l’équivoque caractérise en propre le bavardage [Gerede], c’est bien lorsqu’il prend la forme de ce parler de la mort. Le mourir, qui est essentiellement et ir-représentablement mien, est perverti en un événement publiquement survenant, qui fait encontre au On. Le discours caractéristique parle alors de la mort comme d’un « cas » survenant constamment. Il la donne comme toujours déjà « effective », donc il en voile le caractère de possibilité, et, avec lui, les moments essentiels de l’absoluité et de l’indépassabilité. Avec une pareille équivoque, le Dasein se met en position de se perdre dans le On [das Man] du point de vue d’un pouvoir-être insigne, propre au Soi-même le plus propre. Le On lui donne raison, et il aggrave la tentation de se recouvrir l’être le plus propre pour la mort [NA: Cf. supra, §38 [EtreTemps38], p. [177] sq. Dans sa nouvelle La mort d’Ivan Ilitch, Léon Tolstoï a montré ce phénomène de l’ébranlement et de l’effondrement du « on meurt ».]. EtreTemps51

L’explication de l’être quotidien [alltäglich] pour la mort s’en était tenue au bavardage [Gerede] du On : on finit bien par mourir, mais provisoirement, ce n’est pas encore le cas. Jusqu’à maintenant, nous n’avons interprété que le « on meurt » comme tel. Dans son « un jour, mais pour l’instant pas encore », la quotidienneté [Alltäglichkeit] concède quelque chose comme une certitude de la mort. Que l’on meure, nul n’en doute. Seulement, ce « ne-pas-douter » n’a pas besoin déjà d’abriter en lui l’être-certain qui correspond à ce comme quoi la mort, prise au sens de la possibilité insigne qu’on a caractérisée, se tient engagée dans le Dasein. Car si la quotidienneté [Alltäglichkeit] en reste à cette concession équivoque de la « certitude » de la mort, c’est afin de [256] mieux l’affaiblir, recouvrant ainsi encore davantage le mourir, et de s’alléger l’être-jeté dans la mort. EtreTemps52

Par l’ouverture, l’étant que nous appelons Dasein est dans la possibilité d’être son Là. Avec son monde, il est pour lui-même là, et cela de prime abord et le plus souvent en s’étant ouvert son pouvoir-être à partir du « monde » dont il est préoccupé. Le pouvoir-être en lequel le Dasein existe s’est abandonné à des possibilités à chaque fois déjà déterminées. Et cela parce qu’il est un étant jeté, cet être-jeté étant plus ou moins clairement et instamment ouvert pour l’être-intoné. À l’affection (tonalité) appartient cooriginairement le comprendre. Par là, le Dasein « sait » ce qu’il en est de lui-même pour autant qu’il s’est projeté vers des possibilités de lui-même à moins que, s’identifiant au On, il ne se les soit laissé prédonner par l’explicitation publique de celui-ci. Mais ce qui rend existentialement cette prédonation [271] possible, c’est que le Dasein, en tant qu’être-avec [Mitsein] compréhensif, peut entendre autrui. En se perdant dans la publicité du On et son bavardage [Gerede], il més-entend, n’entendant que le On [das Man]-même, son Soi-même propre. Si le Dasein doit pouvoir être ramené - et certes par lui-même - hors de cette perte de la més-entente de soi, alors il faut qu’il puisse d’abord se trouver, lui-même qui s’est més-entendu et més-entendu dans l’écoute du On. Cette écoute doit être brisée, autrement dit il faut que lui soit donnée par le Dasein même la possibilité d’un entendre qui l’interrompe. La possibilité d’une telle rupture se trouve dans l’être-ad-voqué im-médiat. L’appel brise l’écoute prêtée au On par un Dasein qui se més-entend, lorsque, conformément à son caractère d’appel, il éveille un entendre qui est en tous points caractérisé de manière opposée à l’entendre perdu. Si celui-ci est pris par le « vacarme » de la multiple équivoque d’un bavardage [Gerede] chaque jour « nouveau », il faut que l’appel appelle sans vacarme, sans équivoque, sans point d’appui pour la curiosité. Ce qui donne à comprendre en appelant ainsi, c’est la conscience [Gewissen]. EtreTemps55

La conscience [Gewissen] con-voque le Soi-même du Dasein hors de la perte dans le On [das Man]. Le Soi-même ad-voqué demeure indéterminé et vide en son « quid ». Comme quoi le Dasein se comprend-il de prime abord et le plus souvent dans son explicitation à partir de ce dont il se préoccupe, cela, l’appel le passe. Et pourtant, le Soi-même n’en est pas moins univoquement, directement atteint. Non seulement l’ad-voqué est visé par l’appel « sans acception de personne », mais l’appelant lui-même se tient dans une indétermination frappante. Aux questions concernant le nom, l’état, la provenance, la considération, non seulement il refuse toute réponse, mais encore, bien qu’il ne se déguise nullement dans l’appel, il ne livre pas la moindre possibilité de le rendre familier à une compréhension du Dasein qui est orientée de façon « mondaine ». L’appelant de l’appel - ceci appartient à son caractère phénoménal - tient absolument éloignée de lui toute familiarité. Il est contraire à la modalité de son être de [275] se laisser attirer dans le champ d’une considération et d’une discussion. L’indéterminité [Bestimmtheit] et l’indéterminabilité spécifique de l’appelant n’est pas rien, mais un privilège positif. Elle annonce que l’appelant ne surgit que dans le con-voquer à..., qu’il ne veut être entendu, sans supplément de bavardage [Gerede], que comme tel. Dès lors, n’est-il pas conforme au phénomène que la question même de savoir qui est l’appelant demeure tue ? Certes, en ce qui concerne l’entendre existentiel de l’appel factice de la conscience [Gewissen], mais non pas cependant pour l’analyse existentiale de la facticité de l’appeler et de l’existentialité de l’entendre. EtreTemps57

L’appel ne relate nul événement, et même il appelle sans aucun ébruitement. L’appel parle sur le mode étrange du faire-silence. Et il n’en est ainsi que parce que l’appel n’appelle pas l’ad-voqué au bavardage [Gerede] public du On, mais rappelle de celui-ci à la réticence du pouvoir-être existant. Or en quoi l’assurance froide, étrang(èr)e, mais non pas « évidente » avec laquelle l’appelant atteint l’ad-voqué se fonde-t-elle, sinon dans le fait que le Dasein isolé sur soi en son étrang(èr)eté est pour lui-même absolument unique ? Qu’est-ce qui enlève si radicalement au Dasein la possibilité de se mé-comprendre et méconnaître à partir d’ailleurs, sinon la solitude de son abandon à lui-même ? EtreTemps57

Le troisième moment d’essence de l’ouverture est le parler. À l’appel comme parler originaire du Dasein ne correspond point un contre-parler - par exemple au sens d’une discussion débattant de ce que dit la conscience [Gewissen]. L’entendre compréhensif de l’appel ne se refuse point le contre-parler parce qu’il serait assailli par une « puissance obscure » qui l’écraserait, mais parce qu’il s’approprie la teneur de l’appel en la découvrant. L’appel place devant l’être-en-dette constant et ramène ainsi le Soi-même du pur bavardage [Gerede] de l’entente du On. Par suite, le mode de parler articulant qui appartient au vouloir-avoir-conscience [Gewissen] est la ré-ticence. Le faire-silence a été caractérisé plus haut [NA: Cf. supra, §34 [EtreTemps34], p. [164]] comme une possibilité essentielle du parler. Qui veut donner à comprendre en faisant-silence, doit « avoir quelque chose à dire ». Le Dasein, dans l’ad-vocation [An-ruf], se donne à comprendre son pouvoir-être le plus propre. Par suite, cet appeler est un faire-silence. Le parler de la conscience [Gewissen] ne vient jamais à l’ébruitement. La conscience [Gewissen] n’appelle qu’en faisant-silence, autrement dit l’appel provient de l’absence de bruit de l’étrang(èr)eté et rappelle le Dasein con-voqué, en tant qu’il lui incombe de devenir silencieux, au silence de lui-même. Le vouloir-avoir-conscience [Gewissen], ainsi, ne comprend ce parler silencieux de manière adéquate que dans la ré-ticence. Celle-ci ôte la parole au bavardage [Gerede] d’entendement du On. EtreTemps60

Ce parler silencieux de la conscience [Gewissen], l’explicitation d’entendement de la conscience [Gewissen], qui « s’en tient strictement aux faits », en prend occasion pour affirmer que la conscience [Gewissen] n’est absolument pas constatable et sous-la-main. Que l’on ne puisse, tandis que l’on entend et comprend un pur bavardage [Gerede], « constater » aucun appel, cette absence est attribuée à la conscience [Gewissen] elle-même, comme une preuve qu’elle est « muette » et manifestement pas sous-la-main. Mais tout ce que fait le On [das Man] avec cette explicitation, c’est recouvrir sa propre més-entente de l’appel et la portée trop courte de son « entendre » propre. EtreTemps60

L’analyse temporelle du comprendre et de l’affection n’a pas simplement rencontré une ekstase primaire pour le phénomène à chaque fois considéré, mais toujours et en même temps la temporalité totale. Or de même que c’est l’avenir qui possibilise primairement le comprendre, et l’être-été la tonalité, de même le troisième moment constitutif du souci, l’échéance a son sens existential dans le présent. Notre analyse préparatoire de l’échéance avait commencé par une interprétation du bavardage [Gerede], de la curiosité et de l’équivoque [NA: Cf. supra, §§35 [EtreTemps35] sq., p. [167] sq.]: l’analyse temporelle de l’échéance se doit de suivre le même chemin. Néanmoins, nous restreindrons notre recherche à une considération de la curiosité, parce que c’est en elle que la temporalité spécifique de l’échéance se laisse le plus aisément discerner. L’analyse du bavardage [Gerede] et de l’équivoque, au contraire, présuppose que l’on ait au préalable clarifié la constitution temporelle du parler et de l’expliciter. EtreTemps68

Submitted on:  Sat, 24-Feb-2007, 08:28