
Supposons que je pénètre dans une chambre familière, mais obscure, dont l’aménagement a été ainsi modifié pendant mon absence que tout ce qui était à droite se trouve désormais à gauche. Si je dois m’y orienter, le « simple sentiment de la différence » de mes deux côtés ne me sert alors absolument de rien tant que n’est pas saisi un objet déterminé, dont Kant dit d’ailleurs incidemment « que je me souviens de son emplacement ». Or qu’est-ce que cela signifie, sinon que je m’oriente nécessairement dans et depuis un être toujours déjà auprès d’un monde « familier ». Le complexe d’outils d’un monde doit déjà être prédonné au Dasein. Que je sois à chaque fois déjà dans un monde, cela n’est pas moins constitutif de la possibilité de l’orientation que le sentiment de la droite et de la gauche. Que cette constitution d’être du Dasein soit « évidente », cela ne justifie nullement de la diminuer en son rôle ontologiquement constitutif. Et du reste, Kant lui-même ne la néglige pas non plus, pas davantage que toute autre interprétation du Dasein. Cependant, qu’il soit fait un constant usage de cette constitution, cela ne dispense point, mais exige d’en donner une explication ontologique adéquate. L’interprétation psychologique selon laquelle le Moi a « en mémoire » quelque chose vise au fond la constitution existentiale de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Comme Kant n’aperçoit pas cette structure, il méconnaît également la pleine complexion de la constitution d’une orientation possible. L’être-orienté vers la droite et la gauche se fonde dans l’orientation essentielle du Dasein en général, laquelle est quant à elle essentiellement [110] co-déterminée par l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Du reste, la préoccupation [Besorgen] de Kant n’est pas d’interpréter thématiquement l’orientation : tout ce qu’il veut montrer, c’est que toute orientation a besoin d’un « principe subjectif ». Mais « subjectif » voudra dire alors : a priori. Néanmoins, l’a priori de l’être-orienté vers la droite et la gauche se fonde dans l’a priori « subjectif » de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], qui n’a rien à voir avec une déterminité [Bestimmtheit] d’emblée restreinte à un sujet sans monde. EtreTemps23
Pas plus que l’espace n’est dans le sujet, pas plus le monde n’est dans l’espace. L’espace est bien plutôt « dans » le monde pour autant que l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] constitutif du Dasein a ouvert de l’espace. L’espace ne se trouve pas dans le sujet, et celui-ci ne considère pas davantage le monde « comme si » celui-ci était dans un espace - c’est au contraire le « sujet » ontologiquement bien compris, le Dasein, qui est spatial, et c’est parce que le Dasein est spatial de la manière qu’on a décrite que l’espace se montre comme a priori. Ce titre ne signifie pas quelque chose comme l’appartenance préalable à un sujet de prime abord encore sans monde qui pro-jetterait un espace. L’apriorité signifie ici : la primauté de l’encontre de l’espace (comme contrée) lors de chaque rencontre intramondaine de l’à-portée-de-la-main. EtreTemps24
Du reste, même l’interprétation positive du Dasein qui a été donnée jusqu’ici interdit de partir de la donation formelle du Moi pour apporter une, réponse phénoménalement satisfaisante à la question du qui ? En effet, la clarification de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein] a montré que ce qui « est » de prime abord n’est point un simple sujet sans monde, et que rien de tel n’est non plus jamais donné. Et en fin de compte, tout aussi peu est donné de prime abord un Moi isolé sans les autres [NA: Cf. Les analyses phénoménologiques de M. SCHELER, Zur Phänomenologie und Theorie der Sympathiegefühle, 1913, appendice, p. 118 sq. ; et aussi la seconde édition, intitulée Wesen und Formen der Sympathie, 1923, p. 244 sq. (NT: trad. M. Lefebvre, 1928)] Or si « les autres » sont à chaque fois là avec dans l’être-au-monde [In-der-Welt-sein], alors cette constatation phénoménale ne doit pas non plus conduire à considérer que la structure ontologique de ce « donné » aille de soi et puisse se passer de tout examen. La tâche est bien plutôt de rendre phénoménalement visible et d’interpréter de manière ontologiquement adéquate le mode de cet être-Là-avec [Mitdasein] dans la quotidienneté [Alltäglichkeit] prochaine. EtreTemps25
Mais cette structure concerne le tout de la constitution du Dasein. L’être-en-avant-de-soi ne signifie pas quelque chose comme une tendance isolée d’un « sujet » sans monde, elle caractérise l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. Mais à celui-ci il appartient d’être remis à lui-même, d’être à chaque fois déjà jeté dans un monde. L’abandon du Dasein à lui-même se manifeste de manière originairement concrète dans l’angoisse. Saisi plus pleinement, l’être-en-avant-de-soi signifie donc : être-en-avant-de-soi-dans-l’être-déjà-dans-un-monde. Dès l’instant que cette structure essentiellement unitaire est phénoménalement aperçue, se clarifie également ce que notre analyse antérieure de la mondanéité [Weltlichkeit] avait dégagé, à savoir que le tout de renvois de la significativité [Bedeutsamkeit] en laquelle se constitue la mondanéité [Weltlichkeit] est « fixé » en un en-vue-de. Cette solidarité du tout de renvois, des rapports multiples du pour... avec ce dont il y va pour le Dasein, son en-vue-de-quoi, n’a pas le sens d’une fusion d’un « monde » sous-la-main d’objets avec un sujet. Elle est bien plutôt l’expression phénoménale de la constitution originairement totale du Dasein, dont la totalité est désormais explicitement dégagée comme être-en-avant-de-soi-dans-l’être-déjà-dans... En d’autres termes : l’exister est toujours factice. L’existentialité est essentiellement déterminée par la facticité. EtreTemps41
Croire, légitimement ou non, à la réalité du « monde extérieur », prouver, suffisamment ou non, cette réalité, la présupposer, expressément ou non, autant de tentatives qui, impuissantes à s’emparer en toute transparence de leur propre sol, présupposent un sujet de prime abord sans monde, ou incertain de son monde, et obligé de s’assurer après coup d’un monde. L’être-au-monde [In-der-Welt-sein] est alors d’entrée de jeu assigné à une attitude d’appréhension, de présomption, de certitude et de foi, qui cependant est toujours déjà elle-même un mode dérivé de l’être-au-monde [In-der-Welt-sein]. EtreTemps43
Pour que le cogito sum pût servir de point de départ à l’analytique existentiale, il serait besoin non seulement d’une inversion, mais encore d’une nouvelle confirmation ontologico-phénoménale de sa teneur. Le premier énoncé serait alors : « sum », à savoir au sens de : je-suis-à-un-monde. Étant ainsi, « je suis » dans la possibilité ontologique de diverses attitudes (cogitationes) comme guises de l’être auprès de l’étant intramondain. Descartes, au contraire, dit : des cogitationes sont sous-la-main et en elles est conjointement sous-la-main un ego comme res cogitans sans monde. EtreTemps43
Le discours sur le « cercle » de la compréhension n’est que l’expression d’une double méconnaissance : 1. Méconnaissance que le comprendre constitue lui-même un mode fondamental de l’être du Dasein. 2. Méconnaissance que cet être est constitué comme souci. Nier ce cercle, vouloir le masquer ou même le surmonter, cela signifie consolider définitivement cette méconnaissance. L’effort doit bien plutôt s’appliquer à sauter originairement et totalement dans ce « cercle » afin de s’assurer, dès l’amorçage de l’analyse du Dasein, d’un regard plein sur l’être circulaire du Dasein. En revanche, l’on ne « présuppose » pas trop, mais trop peu pour l’ontologie du Dasein lorsque l’on « part » d’un Moi sans monde, afin de lui procurer par après un objet et une relation ontologiquement [316] dépourvue de fondement à cet objet. Le regard porte trop court lorsque c’est « la vie » qui est prise pour problème, dût la mort, à l’occasion, être elle aussi prise ensuite en considération ; de même que l’objet thématique est découpé de manière artificiellement dogmatique lorsque l’on « commence » par se restreindre à un « sujet théorique » en se réservant ensuite de le compléter « du côté pratique » par une « éthique » surajoutée. EtreTemps63
Par suite, les rapports de significativité [Bedeutsamkeit] qui déterminent la structure du monde ne sont point un réseau de formes qui serait surajouté à un matériau par un sujet sans monde. Bien plutôt le Dasein factice, se comprenant ekstatiquement, lui et son monde, dans l’unité du Là, revient-il de ces horizons vers l’étant qui fait encontre en eux. Le revenir compréhensif vers... est le sens existential du laisser-faire-encontre présentifiant de l’étant qui - et pour cette raison - est nommé intramondain. Le monde est pour ainsi dire « plus loin dehors » qu’un objet ne peut jamais l’être. Le « problème de la transcendance » ne peut être réduit à la question : comment un sujet sort-il vers un objet ? - la totalité des objets étant alors identifiée à l’idée de monde. Ce qu’il faut demander, c’est : qu’est-ce qui rend ontologiquement possible que de l’étant puisse faire encontre [begegnen] à l’intérieur du monde et être objectivé en tant que tel ? Le retour vers la transcendance du monde fondée ekstaticohorizontalement, voilà ce qui apporte la réponse. EtreTemps69